Des jeux vidéo aux Jeux Olympiques de Paris ? L’ascension de l’Esport
Sept ans nous séparent des Jeux Olympiques de Paris. Evidemment, une telle compétition se prépare des années à l’avance et le Comité Olympique fait déjà parler de lui suite à une interview donnée à Associated Press par le triple champion olympique de canoë et président du comité d’organisation des JO Paris 2024, Tony Estanguet :
« Nous devons nous pencher sur la question car nous ne pouvons pas dire « non, ça ne nous regarde pas, ça n’a rien à voir avec les JO ». La jeunesse est intéressée par l’Esport et ce genre de pratiques. Nous devons y prêter attention. Nous devons les rencontrer et voir si nous pouvons tisser des liens.
Je ne veux pas dire « non » dès le début. Je pense qu’il est intéressant d’interagir avec le Comité Olympique International, avec les joueurs, avec la famille de l’Esport, pour mieux comprendre comment cela fonctionne et pourquoi c’est un tel succès. »
La nouvelle n’a pas tardé à se répandre au sein de la communauté Esport mais aussi du sport traditionnel. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les avis sont partagés chez les sportifs comme chez les joueurs. Afin d’y voir plus clair, nous avons compilé et analysé de nombreuses informations sur le sujet qui pourraient vous permettre de vous forger votre propre avis.
L’Esport : est-ce un sport ?
On ne pourrait commencer un article de fond sur l’Esport sans en rappeler les bases : le Sport Électronique est tout simplement une discipline consistant à pratiquer compétitivement des jeux vidéo.
Le terme de « sport » n’est donc pas choisi au hasard puisque l’Esport comme le sport traditionnel ont globalement la même structure : des joueurs (professionnels ou non) s’affrontent seuls ou en équipe dans une discipline compétitive encadrée par des règles énoncées dans un cas par les réglementations officielles du sport et dans l’autre par le support vidéoludique lui-même. Les deux activités ont également pour but de prôner le dépassement de soi, le respect, l’esprit d’équipe… des valeurs fortes et importantes. Dans les deux cas, une scène compétitive s’est développée incluant des équipes, des sponsors, des événements majeurs, etc.
Malgré de nombreuses similitudes entre les deux pratiques, le débat « l’Esport est il un sport ? » continue son bout de chemin. Pour certains, le rapprochement ne peut être fait car l’Esport est difficilement considérable comme une activité physique. D’un autre côté, les échecs ou le billard ont le statut de sport et sont reconnus par le Comité Olympique International alors qu’ils ne présentent pas non plus d’effort physique intense. Quoi qu’il en soit, nous ne nous attarderons pas plus sur ce débat qui a été déterré maintes et maintes fois par de nombreux médias et qui n’aura sans doute jamais de réponse unanime.
L’engouement autour des jeux vidéo compétitifs
Il y a une quinzaine d’années seulement, l’Esport n’en était qu’à ses balbutiements et même les compétitions les plus prestigieuses de l’époque se résumaient à des joueurs s’entassant dans des hangars surchauffés. Les grandes écuries comme Fnatic ou SK Gaming n’avaient pas encore la renommée d’aujourd’hui et les compétiteurs s’affrontaient plus pour la gloire que pour les récompenses assez anecdotiques de l’époque.
Les choses ont changé tout d’abord en Asie puis sur a plupart des continents avec le temps avec l’intérêt grandissant de nombreux joueurs pour cette discipline. Le phénomène a pris une toute autre ampleur avec l’arrivée des plateformes de streaming comme Twitch.tv qui a permis de créer une audience autour de l’Esport. La discipline ne touchait plus seulement les joueurs concernés directement par la compétitions mais aussi des téléspectateurs du monde entier qui venaient voir jouer leurs joueurs favoris et contempler la pratique d’un jeu à son plus haut niveau. Aujourd’hui, l’audience des plus grandes compétitions Esport au monde n’a rien à envier à celle de la majorité des sports traditionnels. Prenons l’exemple des World Championships, le plus prestigieux tournoi de la scène professionnelle du jeu League of Legends. En 2016, c’est 43 millions de personnes qui se sont connectés sur les streams rediffusant la compétition et un pic d’audience estimé à près de 15 millions. Comme pour une compétition de sports traditionnels, les matchs sont transmis en direct et gratuitement sur de nombreux canaux de diffusion et commentés dans de nombreuses langues.
Naturellement, le développement de l’Esport a attiré des sponsors, permis aux organisateurs de tournois de bénéficier de plus de budget pour créer des événements toujours plus grands : de vrais shows professionnels qui attirent de nombreux fans venant assister physiquement aux compétitions. La taille des salles a suivi l’évolution de la scène compétitive. Pour reprendre l’exemple de league of Legends, la finale des Worlds 2016 avait marqué les esprits en prenant place au Staples Center de Los Angeles devant près de 20 000 personnes. Riot va encore plus loin cette année et les finales des championnats du monde auront lieu au Stade National de Beijing, ce dernier pouvant accueillir plus de 80 000 personnes.
L’Esport a donc largement dépassé le stade d’activité marginale. Il s’agit aujourd’hui d’une discipline sérieuse et professionnelle dont la popularité ne cesse de croître année après année.
Une législation qui progresse
Si la réglementation du milieu de l’Esport avance aujourd’hui à grands pas, travailler dans ce secteur n’a pas toujours été une chose facile. Comment obtenir un visa pour un pays étranger lorsque la raison de notre venue est la participation à un tournoi de jeux vidéo ? L’absence de statut officiel de joueur professionnel a été un problème pendant plusieurs années et si certains gouvernements ont fait le premier pas, d’autres sont à la traîne. En France, il aura fallu attendre 2016 pour que le Sénat vote enfin des mesures permettant à l’Esport d’avoir un statut légal. Jusqu’alors, une compétition de jeux vidéo était considérée juridiquement comme un jeu d’argent rendant la mise en place de frais d’inscription mais aussi de récompense pécuniaire difficile. Suite à une longue enquête du sénateur Axelle Lemaire et du député Rudy Salles avec le soutien de nombreux acteurs du milieu de l’Esport, un cadre a enfin pu être posé pour définir les jeux vidéo compétitifs et leur pratique. Aujourd’hui, on peut avoir un CDD en tant que joueur professionnel de jeux vidéo au lieu de devoir magouiller un contrat peu représentatif de notre activité réelle.
Il reste encore beaucoup à faire pour que les acteurs de l’Esport partout sur la planète puissent travailler dans un cadre sain et solidement encadré par la loi. On ne compte plus le nombre de joueurs professionnels ayant raté des compétitions majeures car ils s’étaient vu refuser le VISA vers le pays dans lequel était organisée le tournoi. La carrière d’un joueur professionnel de jeux vidéo dure généralement quelques années tout au plus et ce genre de déconvenues peut totalement remettre en question l’engagement d’un joueur dans sa discipline.
Heureusement, les progrès sont bien là et petit à petit, l’Esport devient une pratique reconnue par les états mais aussi les médias. Une avancée qui ne présage que du bon pour les professionnels des jeux compétitifs et leur communauté.
Pourquoi l’Esport aux Jeux Olympiques ?
C’est un fait, plusieurs acteurs majeurs dont des éditeurs de jeux vidéo tentent de convaincre le Comité Olympique de la place de l’Esport dans cette compétition de renommée internationale. Quels sont les enjeux qui motivent les grandes pompes du jeu vidéo à manœuvrer de la sorte et pourquoi le Comité Olympique y prête l’oreille ?
L’Esport est un marché fleurissant dont l’audience ne cesse de grandir. Néanmoins, ce milieu est largement méconnu du grand public qui n’a généralement entendu parler de sport électronique que par ses rares apparitions dans les médias traditionnels à travers d’articles ou de reportages parfois maladroits souvent peu documentés. Les Jeux Olympiques semblent être la vitrine parfaite pour que l’Esport soit exposé au plus grand nombre avec une retransmission télévisuelle lors de l’un des événements les plus regardés au monde. Alors que les jeux vidéo ont encore aujourd’hui une mauvaise réputation aux yeux du grand public, les JO sont l’occasion idéale de redorer le blason de cette discipline en montrant qu’il ne s’agit pas que d’un passetemps chronophage, addictif et décérébré.
Pour le Comité Olympique, l’intégration de l’Esport comme discipline Olympique est l’occasion d’augmenter l’audience de l’événement en gagnant de l’intérêt aux yeux d’un public qui n’est pas forcément féru de sports traditionnels.
Quel sera le visage de l’Esport en 2024 ?
Si plusieurs acteurs majeurs de la scène Esport sont en lien avec le Comité Olympique pour discuter de la possible intégration des jeux vidéo compétitifs aux Jeux Olympiques, quelques problématiques importantes sont à soulever et notamment une : à quoi ressemblera l’Esport en 2024 ?
Ce secteur est drastiquement différent de la majorité des scènes compétitives pour une raison : il ne s’agit pas d’une discipline en particulier puisque chaque jeu compétitif a ses propres règles, ses propres tournois et sa communauté. Si des éditeurs comme Blizzard, Riot Games ou Valve sont aujourd’hui les piliers du sport électronique, seront-ils aussi rayonnants dans 7 ans lors des JO de Paris ? Un jeu apparait, connait une apogée puis disparait petit à petit au profit d’autre jeux.
Le milieu évolue bien trop vite pour pouvoir estimer l’évolution des grands titres de l’Esport comme le prouve par exemple le jeu Starcraft II : un jeu incontournable de la scène compétitive qui est pourtant sur le déclin depuis quelques années et qui voit sa communauté et l’influence de ses tournois s’effriter petit à petit. Comment prédire les titres qui seront encore debout dans plusieurs années ?
Quels jeux vidéo présenter aux Jeux Olympiques ?
Au-delà du simple fait que le milieu de l’Esport soit encore instable, on en vient à se demander une question simple : est-ce que les jeux compétitifs actuels pourraient être présentés aux jeux olympiques ?
Matthieu Dallon, ancien CEO d’Oxent, fondateur de France Esports et de plusieurs autres organismes très actifs sur la scène française a son petit avis sur la question. C’est sur le site de l’AFJV qu’il explique avec précision les critères auxquels un jeu doit répondre pour avoir, selon lui, sa place dans une compétition comme les Jeux Olympiques.
D’après ce grand nom du jeu vidéo compétitif français, un jeu Esport devrait réunir 5 critères clés pour candidater au statut de discipline olympique :
- Être populaire au niveau mondial
- Être gratuit
- S’adresser à tous les publics (on pense notamment à la gente féminine très peu représentée parmi les joueurs professionnels)
- Être compréhensible par tous et pas seulement les joueurs
- Avoir fondé une fédération internationale
Vous pouvez retrouver l’article complet de Matthieu Dallon sur afjv.fr pour avoir plus de détails sur chacun des critères évoqués ci-dessus.
En prenant comme référentiel cette liste de critères, le résultat est sans appel : aucun jeu n’a le profil idéal. Pour illustrer cet « échec » des jeux Esport actuels, prenons quelques exemples :
League of Legends est depuis plusieurs années le jeu phare de la scène Esport. Si on ne conteste en aucun cas sa popularité mondiale et sa gratuité, d’autre points sont plus discutables. On peut notamment pointer du doigt sa complexité apparente. Si l’on a jamais joué à League of Legends ou que l’on ne s’est pas renseigné en profondeur sur le jeu, regarder une partie n’a que peu d’intérêt. On ne comprend pas forcément l’impact des actions de chaque joueur et on se perd facilement dans l’effervescence des combats de groupe. Monsieur et Madame tout le monde ont bien du mal à y comprendre quoi que ce soit.
CS:GO est nettement plus simple à comprendre que son homologue de chez Riot Games. Chaque joueur contrôle un soldat et la partie se résout par la réussite d’un objectif simple : tuer tous les adversaires ou planter/désamorcer la bombe. Néanmoins, qu’en est-il de l’image que renvoie un tel jeu au grand public ? Nous sommes tout de même dans un jeu violent reproduisant avec un certain réalisme des affrontements armés. Counter Strike ne s’adresse pas aux enfants et, sans vouloir le diaboliser pour autant, ne véhicule pas forcément le message de paix propre aux Jeux Olympiques.
On peut penser à des jeux comme Shootmania et Trackmania du studio Nadéo. Ces deux titres sont des exemples de simplicité et portent la marque de ce que pourrait être un jeu Esport olympique : un objectif simple, une action lisible avec des graphismes épurés. Le problème ? Une popularité bien loin de ce que l’on pourrait attendre d’un représentant olympique.
Enfin, restent les jeux sportifs, FIFA en tête. En effet, les simulations sportives semblent tout à fait adaptées à une diffusion à un public fan de sport mais ne connaissant que très peu le monde des jeux vidéo. Néanmoins, beaucoup de joueurs aimeraient voir représenté un jeu plus original et plus en décalage avec le sport traditionnel.
Le jeu Esport digne d’être concouru aux jeux Olympiques n’existe donc peut-être pas encore. 7 ans avant l’échéance, de nouveaux titres sortiront et le visage de ce milieu aussi instable pourrait bien avoir changé… reste à voir s’il changera assez vite pour qu’un jeu réunisse les 5 critères évoqués par Matthieu Dallon.
L’Esport aux Jeux Olympiques : pour ou contre ?
Comme on pouvait s’y attendre, ce débat sur l’entrée ou non de l’Esport au JO a provoqué beaucoup de réactions. D’un côté, de nombreux acteurs du sport traditionnel ne reconnaissent pas l’Esport comme une discipline sportive et désapprouvent donc son entrée aux Jeux Olympiques. De l’autre, les experts de l’Esport voient les Jeux Olympiques comme le tremplin tant attendu qui permettra à la discipline d’être exposée au monde entier et pas seulement à une audience de niche. En réalité, les avis sont plus partagés que ce qu’on pourrait penser et au sein même des deux communautés, on sait peser le pour et le contre.
Il y a quelques jours, le site d’actualité team-aAa.com a interrogé plusieurs acteurs importants de l’Esport pour récolter leur avis sur la question. Voici quelques arguments qui ont été exposés dans cette vidéo :
« Je suis plutôt pour que l’Esport soit aux JO. […] Je sais que ça ne plait pas à tout le monde parceque l’Esport ce n’est pas que des jeux de sports et qu’aujourdhui, quand on parle d’amener l’Esport aux JO, la formule la plus probable est que ce soient des jeux non violents et surement avant tout sportifs.
Alors oui ça va déplaire aux puristes, et moi le premier d’ailleurs puisque j’aime un Esport qui va inclure du League of Legends et du Counter Strike pour ne prendre que les plus gros, mais je pense qu’il faut voir ça comme une opportunité de communiquer face à un nouveau public. L’Esport a besoin de s’ouvrir, l’Esport c’est du jeu vidéo et le jeu vidéo a une image encore un peu ternie parceque ça peut toucher à des formes de « trop d’addication » […] »
Olivier Morin, présentateur de Canal Esport Club et CEO de JK Agency
« […] On ne peut pas décréter qu’un tel jeu est le représentant de l’Esport mondial, ce sont des jeux qui sont détenus par des sociétés privées. C’est un problème tant qu’on a pas une fédération qui est au-dessus des éditeurs et qui regroupe les compétiteurs dans le monde entier, on ne pourra pas vraiment aller vers une reconnaissance de l’Esport en tant que tel. »
Sébastien Ruchet, CEO de Nolife
« L’avis des sportifs et tous les gens qui sont dans le sport depuis très longtemps sur l’Esport va forcément être très négatif parceque les gens auraient du mal à comprendre. Je pense que petit à petit avec les émissions TV, avec BeIN Esport, le Canal Esport Club et d’autres émissions, on est en train de faire comprendre l’importance de l’Esport aux gens. Je pense que si on précipite trop la chose ou si on l’amène mal, ça ne va pas forcément bien se passer […] je pense qu’on est un petit peu en train de précipiter l’Esport aux JO. […] 2030, ça me semble bien ! »
DominGo, streamer et présentateur BeIN eSports
Malheureusement, tous les avis ne sont pas aussi réfléchis et ce même parmi les principaux concernés. Alors que les acteurs principaux de l’Esport réfléchissent à un moyen de proposer des jeux répondant aux critère attendus d’une compétition comme les Jeux Olympiques, le président du Comité Olympique International a lâché lors d’une interview une remarque assassine témoignant de son manque de connaissance du sujet :
« Nous voulons promouvoir la non-discrimination, la non-violence et la paix entre les peuples. Cela ne colle pas avec les jeux vidéo, qui montrent de la violence des explosions et des meurtres. Et c’est là que nous devons tracer une limite. »
Si ces propos ont fait sourire de nombreux joueurs se demandant en quoi combattre d’autres joueurs sur un jeu vidéo était plus violent que combattre quelqu’un sur un ring de box, ils témoignent surtout du chemin qu’il reste à parcourir avant que l’Esport soit reconnu à sa juste valeur : une discipline compétitive prônant des valeurs nobles et regroupant en son sein de nombreux joueurs et fans ainsi que de nombreux jeux dont certains n’ont rien de violent.
L’Esport a-t-il sa place aux Jeux Olympiques de Paris 2024 ? Le débat a lieu d’être, espérons simplement qu’il ne soit pas tué dans l’œuf par un manque de considération de certains décideurs.